CHAPITRE PREMIER
Je suis une vampire. Le sang ne me dérange pas, au contraire : j’aime ça. Même la vue de mon propre sang ne m’effraie pas. Mais ce qu’il peut faire aux autres – à l’humanité tout entière – me terrifie. Jadis, Dieu m’a fait jurer de ne plus jamais créer de nouveaux vampires. Jadis, je croyais en Dieu. Mais ma foi, à l’instar de mon pieux serment, a subi trop d’attaques au cours de ma longue existence. Je me nomme Alisa Perne, mais je suis Sita, la fille d’un démon que le monde a oublié depuis longtemps. Je suis la plus ancienne des créatures vivant sur cette planète.
Je reprends connaissance dans un salon qui pue la mort, tandis que mon sang coule dans une tubulure en plastique transparent jusque dans le bras de l’Agent Spécial Joël Drake, du FBI. Joël Drake était encore un être humain lorsqu’il s’est endormi, mais c’est dorénavant un vampire. J’ai rompu le serment qui me liait à Krishna.
Joël ne m’a pas demandé de faire de lui un vampire, au contraire : il voulait que je le laisse mourir paisiblement, mais je n’ai rien voulu savoir. Et par conséquent, je ne bénéficie plus ni de la protection de Krishna, ni de sa grâce. C’est peut-être mieux ainsi. Je vais sans doute mourir bientôt. Peut-être pas.
A vrai dire, je ne meurs pas facilement.
Après avoir ôté de mon bras la tubulure, je me lève. A mes pieds gît le corps de Mme Fender, la mère d’Eddie Fender, mort également, et dont le cadavre se trouve dans un congélateur au fond du couloir. Avant que je ne lui coupe la tête, Eddie Fender était un vampire, un vampire très puissant. Enjambant le corps de sa mère, je me mets en quête d’un réveil. Pendant que je combattais les forces du mal, il se trouve que j’ai égaré ma montre. Dans la cuisine, au-dessus du fourneau, une pendule égrène les secondes. Minuit moins dix. Dehors, il fait nuit noire.
Je suis restée sans connaissance durant presque vingt-quatre heures.
Joël ne va plus tarder à se réveiller, et il nous faudra partir, mais je n’ai pas envie de laisser au FBI le moindre indice signalant que je me suis battue avec Eddie. Etant donné la façon dont ce dernier s’était servi du sang de Yaksha, mon créateur, je dois anéantir cette maudite baraque. Mon odorat est en alerte, mon ouïe aussi. Le congélateur est équipé d’un système de refroidissement qui fonctionne non pas à l’électricité, mais au gasoil. D’ailleurs, je perçois l’odeur qui se dégage de la cuve, sans doute située à l’arrière de la maison. Dès que j’aurais fini d’arroser tout ça d’essence, et après avoir réveillé Joël, bien entendu, j’irai bien vite craquer une allumette. Bien qu’il ait le pouvoir de me détruire totalement, j’adore le feu : si je n’étais pas une vampire, j’aurais bien aimé être pyromane.
Le gasoil est réparti entre deux petites citernes, et comme je suis dotée d’une force surhumaine, je les soulève toutes les deux en même temps. L’impression de légèreté m’étonne moi-même. Avant de perdre conscience, je me trouvais dans le même état que Joël, tout près de la mort, mais à présent, je me sens plus puissante que jamais. Pourquoi ? Parce qu’avant que la mer ne l’engloutisse, Yaksha m’a donné tout le sang qui restait dans ses veines, et par conséquent, toute sa force. Jusqu’à maintenant, je ne m’étais pas rendu compte de l’immense puissance de Yaksha, et je me demande comment j’ai pu terrasser Eddie, qui avait, lui aussi, bu le sang de Yaksha. Peut-être Krishna est-il venu à mon secours une dernière fois.
Emportant les deux citernes dans le salon, je décide de retirer du congélateur le corps décapité d’Eddie ainsi que sa tête, et je disperse les blocs de sang congelé un peu partout au fond du compartiment. Puis je place le corps et la tête d’Eddie sur l’espèce de barbecue que j’ai installé dans le salon, et je commence à démonter le canapé et la table basse, qui me serviront de combustible. Le bruit semble réveiller Joël, qui s’agite un instant sans pour autant reprendre conscience. Les vampires nouvellement créés dorment d’un sommeil profond, et quand ils se réveillent, ils ont généralement très faim. Joël ressemblera-t-il à mon Ray bien-aimé, que le sang dégoûtait ? J’espère que non. J’aimais Ray plus que tout au monde, mais en tant que vampire, il était carrément pénible.
Je pense à Ray.
Il est mort depuis deux jours à peine.
— Mon amour, dis-je dans un souffle. Mon pauvre chéri.
Pas le temps de se lamenter. Pas le temps, jamais. Pas le temps de s’amuser non plus, d’ailleurs. Juste le temps de vivre, de souffrir, et de mourir. Dieu n’a pas pu créer un tel monde : pour lui, tout ça n’était qu’une bonne plaisanterie. Une fois, Krishna m’est apparu en rêve, et il m’a confié tout un tas de secrets. Bien sûr, il est possible qu’il m’ait menti, il en serait tout à fait capable.
J’ai presque fini de répandre le gasoil sur les meubles, et je me réjouis déjà à l’idée de faire flamber toute la maison, quand j’entends soudain des voitures qui arrivent à toute allure. Pas de sirènes hurlantes, mais je sais que c’est la police : les flics ne conduisent pas de la même façon que les gens normaux, ils sont même pires, ils roulent plus vite. Les flics qui sont dans ces voitures sont très pressés d’arriver ici. Mon ouïe hyper-développée me permet de calculer le nombre de véhicules : une vingtaine, au moins. Qu’est-ce qui peut bien les amener dans le coin ?
Je jette un coup d’œil sur Joël.
— Ils viennent chercher Eddie ? Ou moi ? Qu’est-ce que tu as raconté à ta hiérarchie ?
Mais c’est peut-être un jugement hâtif, je suis trop dure. Ces derniers temps, Los Angeles a été le décor de nombreuses scènes étranges, et trop de gens ont été tués par des super-humains. Peut-être que Joël ne m’a pas trahie, du moins pas délibérément. Je me suis peut-être trahie toute seule. En vieillissant, on devient négligent. Fonçant vers Joël, j’entreprends de le secouer.
— Réveille-toi, il faut qu’on se tire d’ici.
Il ouvre de grands yeux endormis.
— Tu as changé, murmure-t-il.
— Ce sont tes yeux qui sont différents.
En un éclair, il comprend.
— Tu m’as transformé en vampire ?
— Oui.
Il a du mal à déglutir.
— Je suis toujours un être humain ?
— Non, puisque tu es un vampire, lui dis-je en soupirant.
— Sita…
Je pose un doigt sur ses lèvres.
— Tout à l’heure. Il faut partir d’ici immédiatement. Les flics arrivent.
Tandis que je l’aide à se redresser, il gémit.
— Tu te sentiras mieux dans quelques minutes. Tu seras même plus fort que tu ne l’as jamais été.
Après avoir dégoté un briquet Bic dans la cuisine, je me dirige vers la porte d’entrée, Joël à mes côtés. Mais avant de l’atteindre, j’entends que trois voitures de patrouille s’immobilisent dehors. L’arme à la main, des flics en surgissent, auréolés par la lueur des gyrophares. Des véhicules supplémentaires apparaissent à leur tour, monstres blindés transportant des équipes d’intervention spéciale. Le faisceau des lampes électriques éclaire la maison. Nous sommes encerclés. Dans ce genre de situation, je me débrouille vraiment très bien pour une vampire. Le fait de me sentir piégée stimule mon agressivité, en me débarrassant de cette aversion pour la violence que j’ai récemment acquise. Une fois, au Moyen Age, acculée par une foule déchaînée, j’ai liquidé plus d’une centaine d’hommes et de femmes.
Mais à l’époque, ils n’avaient pas d’armes à feu.
Or, une balle dans le crâne me tuerait probablement.
— Je suis réellement un vampire ? me demande Joël, tentant de s’adapter à la réalité.
— Tu n’es plus un agent du FBI, en tout cas.
Il se redresse et hausse les épaules.
— Mais je suis un agent du FBI ! En tout cas, c’est ce qu’ils croient. Laisse-moi leur parler.
— Attends.
Je réfléchis un instant.
— Pas question de les laisser examiner le corps d’Eddie. Je me méfie de ce qui peut arriver à son sang, étant donné les pouvoirs qu’il a. Il faut que je détruise le corps d’Eddie, et que cette maison disparaisse entièrement.
Dehors, la voix hargneuse d’un homme, amplifiée par un mégaphone, nous ordonne de sortir les mains en l’air. Quelle façon banale de nous demander de nous rendre !
Joël sait parfaitement de quoi Eddie était capable.
— Je me demandais justement pourquoi je sentais cette odeur d’essence, remarque-t-il. Que tu mettes le feu à la maison, ça m’est complètement égal. Mais ensuite, qu’allons-nous faire ? Tu ne peux quand même pas affronter toute une armée de policiers…
— Ah bon, tu crois ça ?
Je jette un coup d’œil par la fenêtre : du ciel nous parvient le bruit caractéristique d’un rotor. Les flics ont même fait venir un hélicoptère. Mais pourquoi ? Tout ça pour coincer un dangereux sérial killer ? En effet, cela justifierait un important déploiement de forces de police, mais je perçois chez ces femmes et ces hommes, rassemblés devant la maison, un curieux sentiment. Tout ça me rappelle Slim, l’assassin de Yaksha, quand il était venu me chercher. L’équipe de Slim avait été prévenue : je n’étais pas normale. En conséquence de quoi, je m’en étais sortie de justesse. Aujourd’hui, c’est pareil : ces gens savent que je ne suis pas comme tout le monde.
J’ai presque l’impression de lire dans leurs pensées.
Ce qui me surprend.
J’ai toujours été capable de percevoir les émotions des gens. Se pourrait-il qu’à présent, je sois également capable de lire dans leurs pensées ?
Quels pouvoirs le sang de Yaksha m’a-t-il donnés ?
— Alisa, lance Joël, en m’appelant par le nom que j’ai adopté récemment. Même pour toi, il est impossible de leur échapper.
Il s’aperçoit que je suis perdue dans mes pensées.
— Misa ?
— Ils sont persuadés qu’il y a un monstre à l’intérieur de cette maison, lui dis-je dans un murmure. Y entends ce qu’ils pensent.
J’agrippe le bras de Joël.
— Que leur as-tu raconté à mon sujet ?
Il secoue la tête.
— Diverses choses.
— Tu leur as dit que j’étais dotée d’une force supérieure ? Que j’étais rapide ?
Il hésite un instant, puis il soupire.
— Je leur en ai trop dit. Mais ils ne savent pas que tu es une vampire.
A son tour, il jette un coup d’œil par la fenêtre.
— Ils commençaient à se poser des questions concernant la façon dont les victimes étaient mortes, et leur corps déchiqueté. Ils avaient mon dossier sur Eddie Fender, dans lequel était notée l’adresse de sa mère. Ils n’ont eu qu’à remonter la piste jusqu’ici.
Je secoue la tête.
— Il est hors de question que je me rende, ce serait contre ma nature.
Joël prend ma main.
— Tu ne peux pas te battre contre tous ces gens. Sinon, tu vas mourir.
Cette perspective me fait sourire.
— Je ne serais pas la seule à mourir.
Puis je retrouve mon sérieux.
— Mais si je les affronte, tu mourras aussi.
J’hésite. Le conseil de Joël est logique, mais mon cœur me trahit. Le piège se resserre sur moi. A contrecœur, je me décide :
— Va leur parler, et dis-leur ce que bon te semblera. Mais je t’avertis : je ne quitterai pas cette maison sans y mettre le feu. Et il ne restera rien d’Eddie Fender.
— J’ai compris.
Il fait mine de se diriger vers la porte, puis il s’immobilise.
— Je comprends ce qui t’a poussé à agir ainsi, me dit-il, le dos tourné.
— Tu me pardonnes ?
— Si tu ne l’avais pas fait, je serais mort ? me demande-t-il.
— Oui.
Sans se tourner vers moi, il sourit tendrement. Je sens ce sourire.
— Je suis donc obligé de te pardonner, dit-il.
Il pose la main sur la poignée de la porte.
— J’espère que mon chef est là.
Dissimulée derrière le rideau, je le suis du regard. Joël décline son identité, et un groupe d’agents du FBI s’approche de lui. Je les identifie grâce à leur uniforme. Joël fait partie du FBI, son apparence est la même que la veille, mais les autres ne l’accueillent pas très chaleureusement. Je saisis aussitôt la gravité de leurs soupçons : ils savent que l’épidémie mortelle qui sévit dans Los Angeles, et dont ils ignorent la nature, peut contaminer n’importe qui. Eddie Fender et moi-même, nous avons laissé derrière nous trop de cadavres. Je me souviens aussi du flic que j’ai relâché, celui sur qui j’avais prélevé un peu de sang, et à qui j’avais dit que j’étais une vampire. Les autorités n’ont peut-être pas cru cet homme, mais ils savent désormais que je suis une espèce de démon tout droit sorti de l’enfer.
On passe les menottes à Joël et on l’embarque à bord de l’un des véhicules blindés. Avant de disparaître, il me jette un regard désespéré, et je me maudis d’avoir suivi son conseil : maintenant, je n’ai pas d’autre choix que de monter à mon tour dans le véhicule blindé. L’essentiel, pour moi, c’est de rester près de Joël, dans la mesure où j’ignore ce qu’il peut leur raconter. Et j’ignore également quel usage les autres pourraient faire de son sang.
J’ai comme l’impression qu’il va y avoir pas mal de morts…
Les policiers se tiennent prêts à tirer.
On me somme à nouveau de me rendre.
Je fais rouler sous mon pouce la mollette du briquet et j’approche la flamme des morceaux de bois que j’ai rassemblés autour du corps d’Eddie Fender. Puis je salue pour la dernière fois son horrible tête : cher Eddie, puissent les glaces que tu boufferas en enfer rafraîchir la chair sanguinolente de tes lèvres gercées ! Et d’un pas dégagé, alors que la maison s’embrase, je franchis le seuil de la porte.
Illico, les flics me sautent dessus. Je n’ai même pas le temps d’atteindre le trottoir que j’ai déjà les bras dans le dos et les menottes aux poignets. Ils ne prennent même pas la peine de me débiter la liste de mes droits civiques. Vous avez droit à un demi-litre de sang, et si vous ne pouvez pas vous le payer, le juge essaiera de faire un effort. Et tandis qu’ils me poussent sans ménagements dans le fourgon blindé, je constate ironiquement qu’en effet, je pourrais faire valoir mes droits de citoyenne américaine. Derrière moi, ils s’efforcent d’éteindre l’incendie. Dommage qu’ils n’aient pas pensé à alerter une caserne de pompiers. La maison n’est plus qu’un bûcher funéraire : l’héritage d’Eddie Fender ne risque plus de déranger l’humanité.
Mais que va-t-il advenir de moi ? Et de Joël ?
Nos jambes sont enchaînées au plancher du fourgon. En face de nous, de l’autre côté, trois hommes équipés d’armes automatiques, le visage blême, sont assis sur un banc métallique, et le canon de leur arme est pointé sur nous. Personne ne parle. A l’avant du fourgon, à côté du chauffeur, deux autres policiers. L’un d’eux a un fusil d’assaut, l’autre, une mitraillette. Ils sont séparés de nous par ce que je sais être une vitre à l’épreuve des balles. Et à l’épreuve du bruit. Le genre de truc que je brise d’une pichenette.
Quant au modèle réduit d’armée qui nous entoure… Ces hommes-là ne se briseront pas aussi aisément. Une fois la porte refermée, le véhicule s’ébranle, et une douzaine de voitures prennent position devant et derrière le blindé. Au-dessus, l’hélicoptère braque un projecteur sur le fourgon. Toutes ces précautions frisent le fanatisme : ils savent que je suis capable de démonstrations de force extraordinaires, j’en prends soudain conscience. Depuis cinq mille ans, à l’exception de rares incidents isolés, j’ai fait en sorte de ne pas apparaître dans l’histoire de l’humanité. Mais voilà qu’à présent, je suis exposée à la vue de tous. A présent, l’ennemie, c’est moi. Quoi qu’il advienne, que nous parvenions à fuir ou que nous soyons tués en essayant de nous échapper, je sais que ma vie ne sera plus jamais comme avant.
Zut, je vais être obligée de me débarrasser de toutes mes cartes de crédit…
— Où nous emmenez-vous ? dis-je.
— Vous n’avez pas le droit de parler, me rétorque l’homme assis entre les deux autres.
Il a une tête de caporal, la peau tannée, et de profondes rides dues aux ordres aboyés pendant de trop longues années. Comme ses collègues, il porte un gilet pare-balles. Je crois que ce genre de vêtement me siérait particulièrement bien. Plantant mon regard dans le sien, je lui décoche un sourire timide.
— C’est quoi, le problème ? Vous avez peur d’une jeune fille, c’est ça ?
— Silence ! braille-t-il en agitant son arme, visiblement mal à l’aise.
Mais mon regard a de puissants effets : il peut même transpercer les neurones d’un cerveau. Et quand je le désire, ma voix est hypnotique. Je pourrais aisément endormir un grizzly d’un simple coup d’œil. Mon sourire se fait plus insistant.
— Je peux avoir une cigarette ?
— Non, répond l’homme, catégorique.
Je m’efforce de me pencher le plus en avant possible. Malgré leur plan d’attaque, ces hommes sont loin d’être aussi bien préparés que ceux de Slim. Yaksha leur avait fait emporter des menottes spéciales, qu’il m’était impossible de briser. Celles que j’ai actuellement aux poignets, je pourrais les rompre très facilement. Mais ces experts des forces spéciales sont près les uns des autres, et les armes sont braquées directement sur moi. Ils pourraient tout à fait me tuer avant que je ne me sois débarrassé d’eux. Et c’est pour cette raison qu’il me faut opter pour une approche plus subtile.
Relativement, s’entend.
— Je ne sais pas ce qu’on vous a raconté à mon sujet, mais j’ai l’impression qu’il y a maldonne. Je n’ai rien fait de mal. Quant à mon ami, c’est un agent du FBI, et vous ne devriez pas le traiter de cette façon. Vous devriez même le libérer.
Je fixe l’homme droit dans les yeux, et je sais que tout ce qu’il voit, ce sont mes pupilles noires qui s’élargissent, telles deux lunes jumelles et obscures. Ma voix se fait douce :
— Vous devriez le libérer immédiatement.
L’homme fait mine de prendre ses clés, puis il se ravise. Cette hésitation me pose un problème. Forcer la volonté de quelqu’un, ce n’est jamais gagné d’avance. Craignant de croiser mon regard, les collègues du type ont les yeux fixés sur lui. Le plus jeune des trois fait mine de se lever. Il a soudain pris peur et me menace de son arme.
— Vous allez la fermer ! hurle-t-il.
Tout en ricanant, je me redresse, et mon regard croise le sien. La peur l’a rendu vulnérable, et c’est maintenant une proie facile.
— Qu’est-ce que vous craignez ? Que votre chef me relâche ? Ou plutôt d’avoir envie de l’abattre ?
Je le fixe intensément.
— Ouais, vous pourriez lui tirer dessus, ça serait franchement marrant.
— Alisa, chuchote Joël, qui n’apprécie pas du tout mon petit jeu.
Le jeune homme et son commandant échangent un coup d’œil inquiet. Le troisième membre de l’équipe, le souffle court, est tendu, et il est évident qu’il ne comprend pas vraiment ce qui se passe. Du coin de l’œil, je vois que Joël secoue la tête. Je me dis alors qu’il est préférable qu’il me voit sous mon plus mauvais jour : c’est la meilleure façon d’entamer de nouvelles relations, dépourvues de la moindre illusion. Mes yeux se posent sur le commandant, puis sur le plus jeune des policiers. A l’intérieur de leur boîte crânienne, la température augmente rapidement. Imperceptiblement, le canon de leur arme commence à se diriger vers le torse du troisième homme. Mais je sais qu’il me faudrait faire preuve de beaucoup plus d’autorité pour les amener à me libérer, ou à s’entretuer. Ce n’est pas nécessaire. En fait, ce que je veux, c’est seulement détourner leur attention.
Avant de les massacrer.
Leur arme n’étant plus pointée sur moi, les policiers sont maintenant vulnérables, et mes jambes se détendent brusquement, brisant net la chaîne qui entrave mes chevilles. Le troisième type, auquel je n’ai encore rien fait, réagit promptement, du moins par rapport au standard humain. Mais comparé à une vampire vieille de cinq mille ans, il est un peu lent. A la seconde précise où son doigt presse la détente, je déplie la jambe gauche et mon pied s’enfonce dans son gilet pare-balle, dans son sternum, et jusque dans le cœur qui bat dans sa cage thoracique. Son palpitant cesse aussitôt de palpiter, et le gars s’écroule.
— Vous n’auriez pas dû me refuser cette cigarette, dis-je au commandant, en me débarrassant des menottes d’un geste sec avant de prendre sa tête entre mes mains.
Il ouvre de grands yeux ronds, ses lèvres tremblent, il veut me dire quelque chose, peut-être même s’excuser. Mais je ne suis pas d’humeur à l’écouter. Entre mes mains, sa tête n’est plus qu’une masse informe, sa boîte crânienne ayant explosé sous la pression. Et tandis que ses paupières se ferment lentement, sa mâchoire se met à pendre. La cervelle qui s’échappe par le trou béant à l’arrière de son crâne souille à présent son col amidonné. Je lui laisse bien volontiers son gilet pare-balle.
Je jette un coup d’œil au plus jeune des trois hommes.
Il est encore plus terrorisé que tout à l’heure.
Je me contente de le regarder. Il semble avoir oublié qu’il est armé.
— Meurs, lui dis-je d’un ton sans réplique.
Quand je ne me contrôle plus, ma volonté est fatale, et maintenant que le sang de Yaksha coule dans mes veines, ce poison qui est le mien est pire que le venin du cobra.
Le jeune homme cesse de respirer.
Quant à Joël, j’ai l’impression qu’il va vomir.
— Tue-moi, m’implore-t-il. Tout ça m’est insupportable.
— Je suis ce que je suis.
Je le libère.
— Et toi, tu vas devenir comme moi.
Il est amer. Et il n’a plus aucune illusion.
— Jamais.
Je hoche la tête.
— J’avais dit la même chose à Yaksha.
Ma voix se radoucit, et je pose ma main sur son bras.
— Je ne peux pas me permettre de les laisser t’embarquer en garde à vue. N’oublie pas qu’il y a peut-être une centaine d’Eddie Fender en train de se promener dans les rues.
— Tout ce qu’ils voulaient, c’était nous parler, dit-il.
Jetant un coup d’œil en direction des hommes assis à l’avant du fourgon, et qui n’ont pas vu ce qui vient de se produire à l’arrière, je secoue la tête.
— Ils savent que nous ne sommes pas normaux, lui dis-je à voix basse.
Joël continue à plaider sa cause.
— Sans moi, tu auras plus de chances d’échapper à la police, et moins de gens mourront. Laisse-moi ici. Ils cribleront mon corps de balles, mon sang rougira le trottoir, et ce sera fini.
— Tu es un homme courageux, Joël Drake.
Contemplant ce qu’il reste des deux hommes, il a une grimace de dégoût.
— Durant toute ma vie, j’ai essayé d’aider les gens. Pas de les détruire.
Je l’enveloppe d’un regard doux.
— Il est hors de question que je t’abandonne ici. Tu ne sais pas ce que j’ai sacrifié pour que tu restes en vie.
Il réfléchit un instant.
— Qu’est-ce que tu as sacrifié ?
Je soupire.
— L’amour de Dieu.
Je me tourne vers les hommes assis à l’avant du fourgon.
— Mais nous parlerons de tout ça plus tard.
Une dernière fois, Joël me demande de l’écouter.
— Evite de tuer quand ce n’est pas strictement nécessaire.
— Je ferai ce que je peux.
C’est une promesse.
La vitre à l’épreuve des balles est épaisse de quatre centimètres. Bien que le plafond du fourgon me force à m’accroupir, je réussis à bondir suffisamment haut pour balancer deux coups de pied sur la vitre. Mes jambes étant exceptionnellement puissantes, le verre se brise en un millier d’éclats. Avant que les deux hommes armés n’aient le temps de se retourner, je fracasse leur tête l’une contre l’autre, et ils s’écroulent sur leur siège. Ils ne sont pas morts, seulement inconscients. Extirpant l’arme du chauffeur de l’étui qu’il porte à la ceinture, je la pointe vers la tempe de l’homme.
— Les types qui étaient à l’arrière sont tous morts, lui dis-je à l’oreille. Si tu jettes un coup d’œil dans le rétro, tu te rendras compte que je dis la vérité. Mais j’ai décidé d’épargner vos vies, parce que je suis une fille sympa. Sympa et pas sympa en même temps. Si tu me dis quelle est notre destination, je serai sympa avec toi. Si tu refuses de parler, ou si tu essaies de prévenir tes collègues, je t’arracherai les yeux pour les bouffer.
Je marque une pause.
— Où nous emmènes-tu ?
L’homme a du mal à parler.
— Au C-Quatorze.
— C’est un commissariat ?
— Non.
— C’est quoi ? Vite !
Secoué, le type se met à bredouiller.
— C’est… C’est un quartier de haute sécurité.
— Qui s’en occupe ?
Il déglutit.
— Le gouvernement.
— Il y a des labos là-dedans ?
— Je n’en sais rien. On raconte des tas d’histoires, vous savez. Mais je crois que oui.
— Intéressant.
Du bout du canon de l’arme, je tapote doucement la tempe du policier.
— Comment t’appelles-tu ?
— Lenny Treber.
Il me jette un regard anxieux. Son front est luisant de sueur.
— Et vous ?
— J’ai beaucoup de noms différents, Lenny. Tu sais, on est dans de sales draps, toi, moi, et mon ami. Comment allons-nous sortir de là ?
L’homme tremble de tous ses membres.
— Je ne comprends pas.
— Je n’ai pas du tout envie d’aller dans ce C-Quatorze. Ce que j’attends de toi, c’est que tu m’aides à m’échapper. C’est dans ton intérêt, et dans l’intérêt de tes copains flics. Je ne tiens pas à laisser derrière moi plusieurs douzaines de veuves.
Je m’interromps un court instant.
— Tu es marié, Lenny ?
Il s’efforce de se calmer en prenant de profondes inspirations.
— Oui.
— Tu as des enfants ?
— Oui.
— Tu ne voudrais quand même pas que tes enfants grandissent sans leur père ?
— Non.
— Alors, comment comptes-tu nous aider, mon ami et moi ?
Très difficile pour lui de se concentrer.
— Je ne sais pas.
— Il faudrait que tu aies une idée un peu meilleure que celle-là. Et si tu passais un appel-radio pour signaler aux autres que tu dois t’arrêter parce que tu as besoin de faire pipi ?
— Ils ne me croiront jamais. Et ils comprendront tout de suite que vous vous êtes libérés.
— Ce fourgon est blindé, pas vrai ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’on t’a raconté à mon sujet ?
— On m’a dit que vous étiez dangereuse.
— Rien d’autre ?
Le chauffeur est au bord des larmes.
— Ils ont dit que vous pouviez tuer un homme à mains nues.
Il a une très jolie vue sur la cervelle du commandant qui dégouline hors de son crâne défoncé. Un spectacle franchement dégoûtant, même pour moi, qui ne suis pourtant pas impressionnable. Un frisson de peur secoue le pauvre Lenny.
— Mon Dieu… gémit-il.
Gentiment, je lui tape dans le dos.
— Calme-toi. J’ai des défauts, je l’admets, mais ce n’est pas quelques cadavres par-ci par-là qui doivent fausser ton jugement. Je n’ai pas envie de te tuer, Lenny, surtout maintenant que je t’appelle par ton prénom. Essaie plutôt de penser à une solution pour fausser compagnie à notre escorte.
Lenny argumente.
— Il n’y a aucune solution. La sécurité est parfaitement assurée. Si j’essaie de m’éloigner, ils ouvriront le feu sur le fourgon.
— Ce sont les ordres ?
— Oui. Tout a été prévu pour que vous ne puissiez pas vous échapper, quoiqu’il arrive.
Cela me donne à réfléchir. Ils me connaissent, et bien mieux que Lenny ne le croit. Comment est-ce possible ? Aurais-je oublié derrière moi des indices ? Je repense au Coliseum, aux nuques que j’ai brisées, aux javelots que j’ai lancés. Il est possible que tout ça m’ait trahie.
— Je vais m’évader, dis-je à Lenny en me saisissant de la mitrailleuse et du fusil d’assaut abandonnés sur les sièges à l’avant du fourgon. Puis j’arrache à l’un des hommes son gilet pare-balles.
— D’une façon ou d’une autre, je me tire.
— Ils vont ouvrir le feu, proteste Lenny.
— Grand bien leur fasse.
Après avoir récupéré des munitions sur les deux policiers inconscients, je fais signe à Joël de se tenir prêt.
Joël, qui est en train de s’habituer à ses nouveaux sens de vampire, et qui contemple l’intérieur du fourgon comme s’il avait fumé une demi-douzaine de joints.
— Enfile ce gilet pare-balles.
— Faut-il vraiment que des coups de feu soient échangés ? proteste-t-il.
— Ouais, et pas qu’un peu.
Puis je me tourne vers Lenny.
— Quelle est la vitesse maximale que peut atteindre ce fourgon ?
— Cent trente kilomètres à l’heure.
Je fais la grimace.
— J’ai besoin d’une voiture de patrouille.
— C’est pas ce qui manque, ni devant nous, ni derrière, déclare Lenny.
Levant les yeux vers le ciel, je fixe un instant l’hélicoptère.
— Il vole très près du soi.
— Ils sont armés jusqu’aux dents, dit Lenny. Et ils ne vous laisseront jamais vous enfuir.
Repoussant les corps inertes des deux policiers, je m’installe à l’avant, sur le siège à côté de celui de Lenny ; Le gilet pare-balles est un peu trop grand pour moi.
— Tu crois que je devrais me rendre ?
— Oui.
Il se ravise aussitôt.
— Enfin, à mon avis.
— Si tu as envie de vivre, tu as intérêt à suivre les ordres que je vais te donner, lui dis-je en observant attentivement les véhicules qui nous précèdent, puis ceux qui nous suivent.
En tout, il y en a seize – avec deux officiers dans chaque véhicule. Plus trois voitures banalisées – des agents du FBI. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient mis le grappin sur Joël comme ils l’ont fait, sans même lui donner une chance de s’expliquer. Je lance à l’intention de Joël :
— Amène-toi, on ne va pas tarder à changer de moyen de transport !
Vêtu du gilet pare-balles, Joël pointe la tête par-dessus mon épaule.
— Le problème, c’est l’hélico, dit-il. Quelles que soient les qualités du chauffeur, et quel que soit le nombre de voitures dont nous parviendrons à nous débarrasser, l’hélicoptère ne nous lâchera pas, et on aura le projecteur braqué sur nous en permanence.
— Possible. Boucle ta ceinture de sécurité.
Posant un pied sur le tableau de bord, j’indique du doigt une petite rue sur la gauche.
— Lenny, je veux que tu prennes ce virage à angle droit, et qu’ensuite, tu appuies à fond sur l’accélérateur.
Lenny transpire à grosses gouttes.
— D’accord.
Je m’apprête à tendre à Joël l’arme de Lenny.
— N’hésite pas à me couvrir.
Suspendant mon geste, je le regarde droit dans les yeux.
— Tu es de mon côté, n’est-ce pas ?
Joël hésite.
— Je ne tuerai personne.
— Tu essaieras de m’éliminer ?
— Non.
Je lui tends le révolver.
— Bon.
La ruelle se rapproche.
— Prépare-toi, Lenny, et ne fais pas le malin. Débrouille-toi seulement pour mettre entre eux et nous la plus grande distance possible.
Lenny tourne le volant à fond. La rue est étroite, et le fourgon fonce à toute vitesse, renversant sur son passage les poubelles et les containers à ordures. La réaction des flics ne se fait pas attendre : la moitié des véhicules s’engouffre dans la ruelle. Mais mieux vaut la moitié des véhicules que leur totalité, et bloqués derrière le fourgon comme ils le sont à présent, les policiers ne peuvent plus tirer aussi facilement qu’avant.
Malheureusement, la ruelle compte plusieurs intersections. Heureusement, il est minuit, et le trafic est réduit à sa plus simple expression. Arrivés au premier croisement, nous avons de la chance et passons sans encombres, mais la police perd deux de ses voitures dans une collision. Au deuxième carrefour, la chance est encore avec nous, mais alors que nous nous engageons dans le troisième, nous percutons l’unique véhicule garé le long du trottoir, un camion dont la remorque est chargée de caisses d’oranges. Les fruits s’écrasent sur le fourgon, et Lenny, dont le front a heurté le volant, semble assommé par le choc. Et il récolte une seconde bosse quand l’une des voitures de patrouille s’encastre à l’arrière du fourgon. C’est exactement ce que je voulais : un joli carambolage.
— Viens ! dis-je à Joël.
Bondissant hors du fourgon par la porte latérale, je lève la mitrailleuse et j’arrose de balles les voitures entassées derrière nous. Pour l’instant, elles sont immobilisées, mais je sais qu’une meute de remplaçants ne va pas tarder à apparaître. La soudaineté de mon attaque force les flics à sortir à la hâte de leur véhicule. Au-dessus, l’hélicoptère se balance à une altitude dangereusement basse, et son projecteur est braqué directement sur moi. Malgré la lumière aveuglante, j’aperçois un tireur embusqué dans l’hélico, et armé d’un fusil d’assaut. Levant le canon de mon fusil à pompe, je vise l’homme et j’appuie sur la détente.
Le type se retrouve avec une moitié de boîte crânienne.
Son corps sans vie bascule dans le vide, et s’écrase sur le toit d’un immeuble voisin.
Je n’ai pas encore dit mon dernier mot.
Mon deuxième tir concerne le projecteur lui-même, et le troisième, le petit rotor vertical à l’arrière de l’hélicoptère. L’hélice hoquète, mais continue à tourner. Réarmant le fusil à pompe, je tire à nouveau, et cette fois, le rotor déclare forfait. C’est ce petit rotor vertical qui maintient l’appareil en l’air, et qui lui permet de se diriger : en d’autres termes, il donne à l’hélicoptère sa stabilité. La machine volante échappe aussitôt au contrôle du pilote, et sous les yeux horrifiés des policiers, elle vient s’écraser sur la file de voitures. L’explosion est très violente, et plusieurs officiers sont tués sur le coup, pendant que d’autres prennent feu instantanément. Je mets à profit cette diversion pour agripper le bras de Joël et le tirer hors du fourgon, et nous nous mettons à courir, plus vite qu’aucun être humain n’en serait capable.
Tout ça n’a pris que dix secondes.
Et jusqu’à maintenant, aucun coup de feu n’a été tiré dans notre direction.
Une deuxième file de voitures de patrouille apparaît à l’angle de la rue.
Sautant au beau milieu de la rue, je tire à bout portant sur le pare-brise de la voiture en tête de la file, tuant les deux policiers qui se trouvent à l’intérieur.
Incontrôlable, la bagnole s’écrase contre une voiture en stationnement. Derrière, les autres freinent à mort. La giclée de balles qui jaillit du canon de ma mitrailleuse oblige les flics à s’extirper de leur voiture et à se chercher un abri. Faisant de mon corps un bouclier destiné à protéger Joël, je fonce vers la deuxième voiture. Je sais que pour la police, mes déplacements ne sont guère plus qu’une ombre floue en mouvement. Il leur est impossible de me localiser avec précision, mais ils ouvrent le feu quand même, et un essaim de balles vole à mes oreilles. Mon gilet pare-balles encaisse bien, et je suis indemne. Pourtant, une balle vient se loger dans ma cuisse gauche, juste au-dessus du genou, et me fait tituber. Une autre balle m’atteint au bras droit, mais je parviens à rejoindre la voiture, et pousse Joël à l’intérieur. Je prends le volant. Je saigne. La douleur est intense, mais je suis trop pressée pour y prêter attention.
Je crie à Joël :
— Baisse-toi !
Et je démarre. La voiture bondit en avant, et une pluie de balles s’abat sur nous. Me fiant à mon instinct, je me tasse sur mon siège. Le pare-brise et la lunette arrière volent en éclats, et les morceaux de verre atterrissent dans mes longs cheveux blonds. Il va me falloir un shampooing tout à fait spécial pour me débarrasser de ce genre de pellicules…
Nous réussissons à fuir, mais nous sommes à présent un couple en cavale, à bord d’une voiture extrêmement repérable. Je m’engage sur Harbor Freeway, en direction du nord, dans l’espoir de nous éloigner le plus vite possible de nos poursuivants. Slalomant entre les voitures, je garde le pied au plancher, mais deux véhicules de police nous suivent de près. Pire, un autre hélicoptère vient de faire irruption au-dessus de nous. De toute évidence, ce pilote a retenu la leçon donnée à son prédécesseur : il maintient son appareil à une altitude raisonnable, juste assez haut pour pouvoir nous suivre.
— Impossible d’échapper à un hélico, répète Joël.
— Nous nous trouvons dans une grande ville, et les planques ne manquent pas.
Joël s’aperçoit que je saigne.
— Tu es gravement blessée ?
La question est intéressante, considérant que mes blessures sont déjà – en l’espace de quelques minutes – complètement cicatrisées. Décidément, le sang de Yaksha a des pouvoirs étonnants.
— Je vais bien, lui dis-je. Et toi ?
— Je ne suis pas blessé.
Il s’interrompt un instant.
— Combien d’hommes sont morts depuis le début de cette histoire ?
— Dix, au moins. Essaie de ne pas tenir les comptes à jour.
— C’est ce que tu as fait au bout de quelques millénaires ? Tu as arrêté de compter les morts ?
— Disons plutôt que j’ai arrêté d’y penser.
J’ai un objectif précis : sachant que nous ne pouvons pas nous éterniser sur l’autoroute, l’unique façon d’échapper aux hélicoptères, c’est de nous en procurer un. Au sommet de plusieurs gratte-ciel, au cœur de Los Angeles, il y a des pistes d’atterrissage réservées aux hélicos qui transportent les hommes d’affaires d’une réunion à l’autre. Je sais piloter un hélicoptère. D’ailleurs, je sais piloter n’importe quel engin sorti de l’imagination des hommes.
Je sors de l’autoroute par la bretelle conduisant à Third Street avec une dizaine de voitures de police à nos trousses, et soudain, je me rends compte que les flics sont en train de dresser un barrage un peu plus loin. Me déportant sur l’autre voie, j’évite le barrage et je prends la direction des immeubles les plus hauts de la ville. Mais très vite, je m’aperçois que d’autres voitures de police bloquent la route. C’est à croire que la moitié des forces de l’ordre de Los Angeles est lancée à notre poursuite. Me voilà obligée d’entrer dans un garage, au sous-sol d’un bâtiment que je ne connais pas. Une barrière blanche s’abaisse brusquement devant le capot, mais je n’ai pas le temps d’appuyer sur le bouton vert pour prendre un ticket. La horde des représentants de la loi qui me suit de près ne s’arrête pas non plus. Et tout ce petit monde de m’imiter en fonçant droit sur la barrière. Mon attention est alors attirée par un panneau indiquant l’entrée d’un ascenseur, et je pile, arrêtant la voiture pratiquement devant la porte. On sort à toute vitesse et j’appuie sur le bouton qui commande l’ascenseur. En attendant que celui-ci nous emporte vers les étages supérieurs, j’ouvre le feu sur nos poursuivants. D’autres morts, encore. Tout à l’heure, j’ai menti à Joël. Bien sûr que je compte – trois hommes et une femme viennent de se prendre une balle en pleine tête. Aucun doute là-dessus, je suis une excellente tireuse.
L’ascenseur arrive enfin, et nous nous engouffrons à l’intérieur.
J’enfonce le bouton correspondant au dernier étage. Le vingt-neuvième.
— Tu crois qu’ils peuvent arrêter l’ascenseur du sous-sol ?
Je pose cette question à Joël tout en rechargeant mon arme.
— A mon avis, oui. Mais il leur faudra quelques minutes avant de piger comment le système fonctionne.
Puis il hausse les épaules.
— Quelle importance ? C’est une véritable armée qui encercle le bâtiment. On est coincés.
— Tu as tort de parler ainsi, lui dis-je.
Une fois au dernier étage, nous quittons l’ascenseur. Autour de nous, des bureaux de luxe, destinés à de grands cabinets d’avocats, à des chirurgiens esthétiques, et à des conseillers financiers. Mais on dirait qu’il y a trop de bureaux haut de gamme à Los Angeles : plusieurs d’entre eux sont inoccupés. Ouvrant d’un coup de pied la porte la plus proche, je me glisse précautionneusement d’une baie vitrée à l’autre, et j’observe les immeubles des alentours. Pour atteindre la piste d’atterrissage qui se trouve au sommet d’un gratte-ciel tout proche, il va falloir passer de l’autre côté du bloc d’immeubles sur lequel nous nous trouvons, et sauter par-dessus quelques-uns des bâtiments. Je me maudis : pourquoi ne suis-je pas l’un de ces vampires mythiques qu’on voit au cinéma, et qui sont capables de voler ?
Néanmoins, d’un seul bond, je peux passer d’un toit à l’autre.
Joël est à côté de moi. En contrebas, les forces de l’ordre légitime se rassemblent. Le ciel nocturne compte deux hélicoptères supplémentaires, dont les projecteurs éclairent violemment les façades.
— Ils n’utiliseront pas l’ascenseur, déclare soudain Joël. Ils ne viendront nous chercher qu’après avoir encerclé l’immeuble en haut et en bas.
Il marque une pause.
— Qu’allons-nous faire ?
— Je vais établir un nouveau record olympique.
Je montre à Joël le bâtiment qui se dresse de l’autre côté de la rue, et dont le toit n’est que trois étages au-dessous de celui où nous sommes actuellement.
— Je vais sauter jusque là-bas.
Ma déclaration impressionne Joël.
— C’est loin. Tu penses vraiment en être capable ?
— Si j’ai suffisamment d’élan, oui. Je serai de retour dans quelques minutes, le temps de dégoter un hélico. Je me poserai sur le toit de ce bâtiment-ci, et tu n’auras qu’à m’attendre.
— Et si tu rates ton atterrissage.
Je hausse les épaules.
— Je risque de tomber de haut.
— Tu survivrais à une chute pareille ?
— Je pense que oui, mais il me faudrait pas mal de temps pour m’en remettre.
— Ne reviens pas me chercher, dit Joël Vole un hélicoptère et fuis loin d’ici.
— Voilà une possibilité que je refuse d’envisager.
Mais Joël parle sérieusement.
— Trop de gens sont morts. Même si nous réussissons à nous échapper, je ne pourrais pas vivre avec un tel massacre sur la conscience.
Je commence à m’impatienter.
— Tu ne comprends donc pas que tu représentes un réel danger pour la race humaine ? Même mort, tu serais potentiellement dangereux. Ils pourraient alors prélever des échantillons de ton sang, et l’injecter à des animaux, voire à d’autres hommes – exactement comme Eddie Fender l’a fait. Et après avoir vu de quoi nous sommes capables, ils n’hésiteront pas un seul instant. Tu peux me croire : si je tue des gens cette nuit, c’est seulement pour que la race humaine puisse continuer à vivre tranquillement.
— C’est vrai, Sita ? Tu serais prête à mourir pour sauver la vie de tous ces humains ?
Je me détourne.
— Je mourrais volontiers pour sauver ta vie.
La voix de Joël est pleine de douceur.
— Qu’as-tu sacrifié pour que j’ai la vie sauve ?
Si je le pouvais, je crois que je mettrais à pleurer.
— Je te l’ai déjà dit.
— Je n’ai pas compris.
— Peu importe, c’est fait.
Je lui fais face.
— Plus tard, nous aurons le temps de discuter de tout ça.
Joël caresse mes cheveux – et des éclats de verre tombent sur le sol.
— Il te manque, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Quand je l’ai vu mourir, j’ignorais ce qu’il représentait pour toi.
Je souris tristement.
— Jusqu’à ce qu’il ou elle ne soit plus là, on ne sait jamais ce que représente vraiment quelqu’un.
— Je ne peux pas le remplacer.
Lentement, je hoche la tête.
— Je sais.
Puis je me ressaisis.
— Il faut que j’y aille, à présent.
Joël fait mine de me serrer dans ses bras.
— Nous nous voyons peut-être pour la dernière fois.
— L’histoire n’est pas encore terminée.
Avant de me préparer à effectuer ce saut audacieux, je détruis à grands coups de pied la vitre qui me barre le passage. Aussitôt, les hélicoptères sont alertés, mais je ne leur laisse pas le temps de réagir. M’éloignant des baies vitrées, je tends à Joël la mitrailleuse, et je garde uniquement le fusil à pompe.
— Tu es sujette au vertige ? me demande-t-il.
Je l’embrasse.
— Tu ne me connais pas, ça se voit. Sache que je n’ai peur de rien.
Après une profonde inspiration, je commence à prendre de l’élan. Etant capable d’accélérer en très peu de temps, je n’ai besoin que de dix foulées pour atteindre ma vitesse maximale. Quant à mon sens de l’équilibre et ma capacité à apprécier les distances, ils sont irréprochables. Prenant un appui parfait sur le rebord de la baie, je m’élance dans le vide.
Même pour moi, sauter du sommet de l’immeuble jusqu’au toit en contrebas représente une véritable performance. J’ai l’impression que je vais flotter éternellement, me déplaçant à l’horizontale comme pour défier les lois de la gravité. Les projecteurs installés sur les hélicos ne me repèrent pas suffisamment vite, et je plane dans la nuit, telle une chauve-souris géante, l’air frais caressant mon visage. Au-dessous de moi, de minuscules silhouettes lèvent la tête vers le ciel, clignant des yeux, incrédules. J’ai presque envie d’éclater de rire. Ils croyaient m’avoir piégée, ces idiots de mortels. Ils se sont trompés.
Avec un tel élan, mon atterrissage ne s’effectue pas particulièrement en douceur, et je suis obligée de me rouler en boule tandis que je glisse à travers toute la surface du toit. Quand je parviens enfin à m’arrêter, je me relève, pour constater que je saigne. Au-dessus de ma tête, les hélicos tentent frénétiquement de se mettre en position afin de me tirer dessus : je n’ai même pas le temps de reprendre ma respiration qu’il me faut déjà bondir à nouveau. Et tandis que je saute sur le toit le plus proche, une série de balles vient ricocher devant moi.
Les sauts suivants, qui me font passer d’un bâtiment à un autre, ne me demandent pas de bondir de l’autre côté de la rue, et par conséquent, ne sont pas aussi spectaculaires que le premier de la série. Pourtant, le dernier, qui doit me propulser sur le toit du gratte-ciel doté d’une piste d’atterrissage, se révèle être le plus dramatique de tous. Comme il m’est impossible de m’élever d’un bond de vingt étages, je n’ai pas prévu d’atterrir au sommet du gratte-ciel, mais de sauter à l’intérieur, à travers l’une des baies vitrées. Tout ce que j’espère, c’est que je ne heurterai pas les poutrelles en acier et les parois en béton entre les étages.
Une fois de plus, les hélicoptères se rapprochent, et j’entends crépiter les mitrailleuses.
Et une fois de plus, je m’élance en courant.
Le mur noir que forment les vitres du gratte-ciel fonce sur moi à toute vitesse, et juste avant d’entrer en contact avec la paroi, je me rejette en arrière, les jambes tendues devant moi. J’ai parfaitement évalué la situation : la vitre vole en éclats, épargnant mon visage et mes bras. Malheureusement, l’atterrissage n’est pas aussi réussi, et je m’écroule sur une rangée de bureaux. Même pour moi, la violence du choc est incroyable. Freinée dans ma chute par des ordinateurs – en piteux état - et divers dossiers, je reste immobile pendant une longue minute, et j’ai le plus grand mal à reprendre mon souffle. Me voilà à présent couverte de sang de la tête aux pieds. Mais à peine ai-je le temps de grimacer sous l’effet de la douleur, que déjà ma chair panse ses blessures, tandis que mes os fracturés entreprennent de se ressouder.
Dehors, j’ai toujours de la compagnie. Le pilote de l’un des hélicoptères a décidé de s’approcher du trou que j’ai percé dans le mur du bâtiment. L’hélico se trouve juste en face de la baie défoncée, et le faisceau du projecteur fouille tous les recoins du bureau. A bord de l’appareil, il y a trois hommes, pilote compris. Jetant un coup d’œil par-dessus le matériel informatique que j’ai détruit dans ma chute, je remarque que le préposé à la mitrailleuse, le doigt posé sur la détente, semble nerveux, et je me dis que je préférerais disposer d’un hélico de la police plutôt que d’un appareil civil. Mais le pilote aux commandes de l’engin n’étant pas téméraire, il prend soin de ne pas le maintenir constamment dans la même position : dans ces conditions, il serait très risqué d’essayer de bondir dans l’hélicoptère. J’opte alors pour une alternative plus raisonnable.
Lentement, je me redresse. Je boite un peu, mais bien que mon tibia soit encore cassé, je sais qu’il sera comme neuf d’ici quelques minutes – que Dieu bénisse le sang de Yaksha ! Pliée en deux afin de me dissimuler derrière la rangée de bureaux, et pour éviter le faisceau du projecteur qui balaie l’intérieur de la grande pièce, je tâche de m’éloigner de la baie que j’ai défoncée. L’hélico, lui, décrit un cercle, s’écartant du trou dans le mur et s’en rapprochant, alternativement. Les vitres sont teintées, et il est donc plus facile pour moi de suivre les déplacements de l’hélicoptère que pour les policiers de suivre les miens. Sauf si, bien sûr, leur projecteur était dirigé droit sur moi. Pourtant, j’ai l’impression qu’ils sont comme obsédés par la zone qui se trouve juste derrière le trou béant, à l’intérieur. Ils sont sans doute persuadés que je suis cachée quelque part dans les décombres, blessée, à l’agonie.
— Viens, mon petit, approche-toi, dis-je dans un souffle.
J’attends qu’il soit tout près du bâtiment, je brise la vitre derrière laquelle je suis tapie, et j’ouvre le feu. D’abord, je me débarrasse du préposé à la mitrailleuse : sa tronche ne me revient pas du tout. Ensuite, c’est au tour du projecteur, puis je mets en joue le réservoir de l’hélico. Ainsi que je l’ai déjà mentionné, j’adore les feux d’artifice et les explosions en tous genres. Je presse la détente du fusil à pompe, et l’hélicoptère disparaît dans une énorme boule de feu. Le pilote est encore en train de hurler quand les flammes avalent son corps. Instantanément déchiqueté, l’autre type, lui, est éjecté par la porte ouverte de l’appareil. Toute vie ayant déserté l’hélicoptère, celui-ci s’écrase sur le sol. En bas, les gens poussent de grands cris et sanglotent. Au-dessus de ma tête, à droite, j’entends les deux autres hélicos qui s’éloignent. On dirait que leur bel enthousiasme est retombé, et qu’ils n’ont plus envie d’en découdre avec moi.
Tandis que je me dirige vers l’ascenseur, je croise un gardien de nuit, qui me regarde à peine. Malgré le sang dont je suis couverte, et en dépit de mon artillerie, il me souhaite une bonne nuit. Je lui souris.
— Pareillement, dis-je aimablement.
L’ascenseur m’emporte jusqu’au dernier étage, où il m’est facile de dénicher l’échelle escamotable permettant d’accéder au toit du gratte-ciel. Là, ce sont deux hélicoptères, et pas seulement un, qui attendent de nous convoyer vers la liberté. Les deux appareils sont équipés d’un moteur à réaction, ce qui n’est pas pour me déplaire : avec ça, j’irai aussi vite que les flics, et peut-être même plus vite. Manque de chance, un vigile monte la garde. Un homme âgé, de toute évidence contraint de travailler la nuit pour compenser une trop maigre retraite, qui se précipite vers moi. Bien qu’il soit armé, il ne fait pas mine de vouloir sortir son flingue de son étui. Le verre de ses lunettes est particulièrement épais, et tout en me regardant de haut en bas, il écarquille ses yeux myopes.
— Vous êtes de la police ? me demande-t-il.
Je n’ai pas le cœur de lui raconter un bobard.
— Non. Le méchant, c’est moi. J’ai même fait exploser en vol l’hélicoptère qui vient de s’écraser.
Il est à la fois stupéfait et admiratif.
— Je vous ai vue sauter d’un toit à l’autre. Je peux savoir comment vous faites ça ?
— Je prends des stéroïdes anabolisants.
Du plat de la main, il se frappe la cuisse.
— J’en étais sûr ! Ah, toutes ces drogues que les jeunes avalent, de nos jours… Qu’est-ce que vous voulez ? Piquer un hélico ?
Je braque sur lui le canon du fusil à pompe.
— Exactement. Donnez-moi les clés, s’il vous plaît. Je n’ai vraiment pas envie de vous tuer.
Le vieux monsieur se hâte de lever les mains en l’air.
— Ne vous croyez surtout pas obligée de me descendre. Les clés sont sur le tableau de commandes. Vous savez piloter un hélicoptère ?
J’abaisse alors mon arme.
— Bien sûr. J’ai pris des cours de pilotage, ne vous inquiétez pas pour moi.
Il m’accompagne jusqu’à l’hélico le plus proche, un Bell 230.
— Ce bijou a une autonomie de plus de quatre cents kilomètres. Il faut que vous partiez loin de cette ville : la radio et la télé racontent que vous faites partie d’une bande de terroristes.
Tout en réinstallant aux commandes, j’éclate de rire.
— Surtout, n’essayez pas de convaincre les journalistes du contraire. Dites-leur simplement qu’une force supérieure a eu raison de votre volonté. Je doute que vous ayez envie que les gens sachent qu’une jeune femme a dérobé un hélicoptère sous le nez du gardien.
— Et une jeune femme blonde, de surcroît ! m’approuve-t-il. Soyez prudente !
Le vieil homme referme la portière, et je décolle.
Récupérer Joël ne me pose aucun problème, au contraire : c’est même la partie la plus facile de notre expédition nocturne. Les hélicoptères de la police se tiennent volontairement à l’écart – à plus d’un kilomètre de là. C’est que les flics n’ont pas l’habitude de voir leurs appareils exploser en plein ciel. Les flammes qui ont embrasé l’hélico abattu s’élèvent le long de la façade du gratte-ciel. Je distingue au loin la fumée qui signale l’endroit où s’est écrasé le premier engin. Tandis qu’il monte à son tour dans le cockpit, Joël secoue la tête.
— Ils n’abandonneront jamais la poursuite, déclare-t-il.
— Je n’en suis pas aussi certaine, dis-je sur un ton de défi. Ils auront peut-être peur de me prendre en chasse.
Direction nord-est. Je suis impatiente de quitter la banlieue de Los Angeles, et de trouver un coin tranquille, quelque part dans la nature, où nous pourrons enfin disparaître. Les montagnes toutes proches offrent un refuge possible. Notre hélicoptère est capable de parcourir trois cents kilomètres en une heure. A ma grande surprise, les appareils de la police ne nous prennent pas réellement en chasse, mais ce n’est pas uniquement parce que le nôtre est plus rapide – ce qui m’intrigue au plus haut point. Les policiers nous laissent les distancer d’au moins trente kilomètres. Cet écart entre eux et nous ne me rassure pas vraiment, parce que je sais qu’ils continuent à nous observer. Il ne servirait à rien d’essayer d’échapper à leurs radars en volant à très basse altitude. De toute évidence, les flics ont décidé d’attendre, mais d’attendre quoi ?
— Ils attendent des renforts, dis-je d’une voix forte, tandis que nous survolons la ville endormie, à plus de mille pieds d’altitude.
Joël acquiesce.
— Ils ont vraisemblablement réclamé des armes plus performantes.
— Des hélicoptères de l’armée ?
— Sans doute.
— D’où viendront-ils ?
— Au sud de cette zone, il y a une importante base militaire. Peut-être devrions-nous nous diriger vers le nord.
— C’est ce que j’avais l’intention de faire après avoir atteint Cajon Pass.
Cajon Pass, qui marque la limite du désert – une autre cachette possible. L’autoroute 15 passe par là, pour filer ensuite sur Las Vegas.
— Tu n’as peut-être pas besoin d’attendre aussi longtemps, suggère Joël.
— Pigé.
Pourtant, grande est la tentation de mettre entre nos poursuivants et nous encore plus de kilomètres. Cela me donne l’illusion d’être en sécurité, une illusion très dangereuse. Mais plus nous progressons, et moins le désert m’attire. Comme nous sommes en hiver, le sommet des montagnes est recouvert de neige, et bien que je résiste particulièrement bien aux basses températures, je déteste le froid. Etant donné la vitesse à laquelle nous volons, nous ne devrions plus tarder à arriver au-dessus de Cajon Pass. Une fois que nous serons là-bas, Los Angeles sera loin derrière nous, et nous pourrons enfin nous déplacer à notre guise.
Je pose alors la question qui me brûle les lèvres.
— Joël, tu as soif ?
Il se méfie.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je le dévisage.
— Comment te sens-tu ?
Il inspire profondément.
— Fiévreux. Et j’ai des crampes.
Je hoche la tête.
— Tu as besoin de sang.
Joël prend le temps de digérer cette déclaration.
— Tu bois réellement le sang des gens ? Comme dans les histoires de vampires ?
— Toutes les histoires contiennent un grain de vérité, mais il ne faut pas croire tout ce qu’elles racontent. Pour survivre, un vampire a besoin de sang humain, mais il n’est pas nécessaire pour autant de tuer la personne dont on boit le sang. Le fait de la toucher ne la transformera pas en vampire. D’ailleurs, il est possible de boire le sang des animaux, mais tu t’apercevras vite qu’il n’est pas très nourrissant.
— J’aurais besoin de sang tous les jours ?
— Non. Tous les deux ou trois jours, c’est tout. Mais au début, il t’en faudra quotidiennement.
— Et si je n’en bois pas, que se passe-t-il ?
— Tu mourras dans d’atroces souffrances.
— Oh… Et je devrais aussi me nourrir normalement ?
— Oui, tu auras faim comme avant. Mais s’il le faut, tu seras capable de survivre longtemps sans aucune nourriture. Et tu pourras également retenir ta respiration pendant de très longues périodes.
— Et le soleil ? s’inquiète Joël. Nous avons déjà passé du temps assis au soleil, toi et moi.
— C’est vrai, mais il vaut mieux que tu évites de t’exposer, au début. Le soleil ne te sera pas fatal, mais il peut provoquer des allergies, au moins pendant les premiers siècles. Même maintenant, au bout de cinq mille ans, je suis nettement moins forte pendant la journée. Mais à part ça, tu peux oublier tout ce qu’on raconte au sujet des vampires. Les crucifix, les roses blanches, l’eau bénite – rien de tout ça ne peut avoir un quelconque effet sur toi. Quand Bram Stoker a écrit son roman, il cherchait seulement à impressionner ses lecteurs.
Je m’interromps un instant.
— Tu sais que nous nous sommes rencontrés, Bram Stoker et moi ?
— Tu lui as dit que tu es une vampire ?
— Non, mais il a senti que je n’étais pas comme tout le monde, que j’étais spéciale. Il m’a dédicacé un exemplaire de Dracula, et ensuite, il a voulu que je lui donne mon adresse, mais j’ai refusé.
Portant mon poignet à mes lèvres, je déclare soudain :
— Je vais ouvrir une de mes veines, et tu vas boire un peu de mon sang.
Joël s’agite.
— C’est dégoûtant…
— Tu vas aimer ça, j’en suis certaine. Mon sang est délicieux.
Un instant plus tard, Joël accepte à contrecœur de plaquer sa bouche sur mon poignet ensanglanté, mais il n’est pas comme Ray. Son métier l’a habitué à la vue du sang, et l’hémoglobine ne lui donne pas envie de vomir. En fait, il ne lui faut guère plus de deux minutes pour se mettre à téter goulument mon poignet, et je suis obligée de l’interrompre avant qu’il ne soit complètement repu. Pas question de le laisser me vider de ma force vitale !
— Alors, comment te sens-tu ? dis-je en écartant le bras.
— En pleine forme. Et d’humeur plutôt badine.
J’éclate de rire.
— Toutes les filles que tu rencontreras ne seront peut-être pas prêtes à t’offrir leur sang.
— Pouvons-nous être tués à l’aide d’un pieu planté dans le cœur ?
Mon rire s’étrangle dans ma gorge. La question de Joël me rappelle les horribles souffrances que j’ai endurées après l’explosion de ma maison, au cours de laquelle Yaksha avait prétendument trouvé la mort. La douleur me taraude toujours – bien que le sang de Yaksha ait contribué à l’atténuer. Je me demande ce que Yaksha penserait de moi, s’il savait qu’en créant de nouveaux vampires, j’ai rompu le serment qui me liait à Krishna. J’ai tué tant d’innocents… Il me considérerait sans aucun doute comme étant éternellement damnée.
Yaksha me manque. Ray me manque. Et Krishna me manque aussi.
— En effet, il est possible de tuer un vampire de cette façon, dis-je calmement.
Dix minutes plus tard, nous survolons Cajon Pass, et l’hélicoptère prend de l’altitude, en direction du nord. Cajon Pass se trouve à plus de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, et les appareils de la police, dont les lumières rouges et blanches clignotent dans la nuit, sont maintenant à plusieurs dizaines de kilomètres derrière nous. Il nous reste encore quatre heures avant le lever du soleil, et je dois trouver un abri pour Joël, et pour moi, un endroit tranquille où je pourrais établir un plan d’action. Etudiant le paysage d’un côté et de l’autre, je songe un instant à abandonner l’hélicoptère. Les falaises de Cajon Pass offrent de bien meilleures planques que le désert, mais je n’ai pas envie de me poser, pas tout de suite. Une nouvelle idée m’est venue à l’esprit, une idée qui pourrait bien nous débarrasser des flics qui nous suivent.
Et si je faisais sombrer l’hélico au fond d’un lac ?
L’appareil coulerait à pic, sans laisser de traces signalant sa présence.
C’est un bon plan. La quantité de carburant dans les réservoirs impose de choisir le lac le plus proche, Big Bear ou Arrowhead. Mais cette fois encore, je me refuse à prendre la direction des montagnes enneigées. Le vampire nouveau-né qu’est Joël risque de ne pas supporter un tel séjour. Je me souviens comme j’étais sensible au froid, après que Yaksha ait changé ma nature. Les vampires, les serpents, ces descendants de démons – nous préférons la chaleur.
Ce qu’il me faut, c’est une oasis au milieu des sables, dotée d’un joli lac.
L’hélicoptère plonge en direction du désert.
Au-dessous de nous, le paysage déroule son aridité.
Le temps passe. Pour autant que je puisse en juger, personne ne nous a suivis.
— Nous n’allons quand même pas rester éternellement dans cet engin, proteste enfin Joël.
— Je sais…
— Qu’est-ce que tu attends pour te poser ?
— Le lac Mead.
Le barrage Hoover – il n’est plus qu’à vingt minutes, d’après mes estimations.
Mais j’ai attendu trop longtemps.
Cinq minutes plus tard, j’aperçois deux hélicoptères militaires qui se dirigent sur nous. Ils ont surgi à l’ouest, pas au sud. Ma vue étant très perçante, je les repère de loin – ils sont à plus de quatre-vingt kilomètres. Je sens qu’il est encore possible d’atteindre le lac, mais je sais également qu’ils nous ont localisés, et qu’ils nous suivent sur leurs radars. Dès que je modifie ma trajectoire, ils changent aussitôt leur plan de vol. Joël, qui sent mon inquiétude, ne comprend pas tout de suite ce qui se passe. Malgré sa nouvelle condition de vampire, sa vue est loin d’être aussi parfaite que la mienne.
— Tu as vu quelque chose ? s’étonne-t-il.
— On a de la compagnie.
Il regarde autour de lui.
— Nous pouvons aller jusqu’au lac ?
— Peut-être.
Sur le ton de la plaisanterie, je lui pose à mon tour une question :
— Nous pouvons combattre deux hélicoptères Apache ?
— Impossible.
J’ignorais encore quel était le type d’appareil qui nous avait pris en chasse, mais quelques minutes plus tard, j’étais fixée. Je ne connais pas grand-chose à ce modèle, mais j’ai lu suffisamment de documentation à son sujet pour savoir que nous sommes face à deux des hélicoptères les plus offensifs de la planète. Ils approchent sans s’éloigner l’un de l’autre, et il est clair que leur objectif est de nous intercepter. Plus noirs qu’un ciel de tempête, équipés d’immenses pales quasi-hypnotiques, ils sont beaucoup plus rapides que notre hélico. Les tourelles dissimulant une mitrailleuse et les lance-missiles dépassent de chaque côté de l’appareil, plus menaçantes qu’un poing prêt à jaillir. S’ils se dirigent ainsi sur nous, c’est pour nous envoyer au tapis, Joël les aperçoit enfin.
— Nous devrions peut-être nous rendre, suggère-t-il.
— Hors de question.
A cinq kilomètres du lac, ils parviennent à nous barrer le passage. L’immense étendue liquide est clairement visible, mais elle pourrait tout aussi bien se trouver sur la lune, puisqu’elle nous est à présent interdite. C’est la première pensée qui me traverse l’esprit. Mais les deux Apache ne font pas mine de vouloir se servir immédiatement de leurs armes. Ils volent au-dessus et au-dessous de nous, dangereusement près de notre appareil, et nous recevons l’ordre de nous poser.
— Quelqu’un leur a dit de nous ramener vivants, observe Joël.
— Qui ?
Joël hausse les épaules.
— L’ordre pourrait provenir du Président des Etats – Unis. Mais je soupçonne le commandant de la base à laquelle sont rattachés ces appareils d’avoir lui-même donné cet ordre.
— Il suffirait que nous puissions survoler le lac, dis-je à Joël. Personne n’irait imaginer que nous avons essayé de disparaître sous l’eau.
— Moi, en tout cas, je n’y songerais même pas. Nous pouvons vraiment rester en apnée pendant un long moment ?
— Je suis capable de retenir ma respiration pendant une heure.
— Et moi ?
Je tapote la jambe de Joël pour le réconforter.
— Il faut que tu aies la foi. Nous aurions dû mourir une bonne douzaine de fois, cette nuit, et nous sommes toujours en vie. Krishna ne nous a peut-être pas complètement abandonnés…
— S’ils décident d’ouvrir le feu, nous risquons fort de lui poser la question nous-mêmes, réplique Joël d’un ton sec.
Les deux Apache ronronnent autour de nous pendant quelques instants, puis ils semblent se désintéresser de la souris que nous sommes pour ces gros chats noirs. Ils déchaînent sur notre trajectoire une grêle de balles, qui me force à ralentir pour éviter à notre appareil d’être mis en pièces. S’ils le désiraient, ils pourraient nous pulvériser à tout moment, mais bien qu’ils cherchent à m’empêcher de survoler le lac, ils n’essaient pas vraiment de nous abattre. Comme ils nous bloquent le passage, je suis obligée de faire plonger l’appareil pour les éviter, si bas que Joël frôle l’accident cardiaque.
— Toi, tu es un pilote hors-pair, déclare-t-il après avoir repris ses esprits.
— Tu sais, je ne suis pas mauvaise au lit non plus.
— Ça, je n’en doute pas.
Ces militaires ne ressemblent pas aux policiers de Los Angeles : ils tiennent à ce qu’on obéisse à leurs ordres. Il se peut qu’ils aient reçu la consigne de nous capturer vivants, mais leur priorité, c’est de nous empêcher de nous échapper. A huit cents mètres du lac, ils ouvrent le feu avec une précision chirurgicale, et soudain, les rotors ne tournent plus tout à fait rond. Notre appareil perd de sa stabilité, mais maintient le cap. Le bruit au-dessus de nous est assourdissant. Pourtant, je continue à diriger notre hélico droit sur le lac. Je n’ai pas d’autre choix.
— Prépare-toi à sauter, dis-je à Joël.
— Je ne quitterai pas cet appareil sans toi.
— Bien répondu. Mais il faudra pourtant que tu sautes dès que nous survolerons l’eau. Ensuite, nage vers la rive la plus éloignée, et essaie de rester sous l’eau le plus longtemps possible.
Joël hésite un instant, puis il lâche :
— Je ne sais pas nager.
— Pardon ?
— Je dis que je ne sais pas nager.
Je n’en crois pas mes oreilles.
— Mais pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
— J’ignorais ce que tu voulais faire. Tu ne m’avais pas fait part de ton plan.
— Joël !
— Sita !
J’abats mon poing sur le tableau de bord.
— Bon sang ! Ecoute, il va te falloir apprendre très vite à nager. Tu es un vampire, et tous les vampires savent nager.
— Et qui a dit ça ?
— Moi, et je fais autorité sur le sujet. Et maintenant, tu arrêtes de discuter, et tu te prépares à sauter.
— Alors, tu sautes avec moi.
— Non. Il faut que j’attende qu’ils aient lancé un missile – en agissant ainsi, ils croiront que je suis morte.
— Insensé. Tu vas mourir, si tu t’y prends comme ça.
— Ferme-la, et entrouvre légèrement ta portière. Dès que tu auras atteint l’autre rive, file dans les collines, et planque-toi. Je saurai te retrouver. Même à quinze kilomètres de distance, je reconnais sans problème la respiration d’un vampire.
Les deux Apache sont toujours déterminés à nous empêcher d’atteindre le lac. L’un d’eux prend de l’altitude avant de plonger à pic juste devant nous, me contraignant à foncer vers le sol pour l’éviter. Je n’ai pas un grand mérite à réussir la manœuvre, puisque notre hélicoptère est sur le point de s’écraser. Le lac n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres. Derrière nous, l’un des Apache ouvre le feu, répétant ma stratégie de tout à l’heure. Le rotor anti-couple de notre hélico est aussitôt détruit, et je perds immédiatement le contrôle des commandes. Nous tourbillonnons follement en nous déportant sur la gauche, et soudain, l’eau défile au-dessous de nous.
Je hurle à Joël :
— Saute !
Il me lance un dernier regard – l’expression de son visage est étrangement triste.
Puis il disparaît dans le vide.
Repoussant violemment le manche, je tente de reprendre de l’altitude, à la fois pour détourner leur attention de Joël et pour rester en vie. Tout ce que j’espère, c’est que les militaires ne l’ont pas vu sauter hors de l’appareil. Mon hélico tangue un peu, mais continue à survoler le lac. J’aperçois le barrage de Hoover Dam, un kilomètre et demi plus loin. Impossible d’aller jusque-là. Tel un cheval bourré d’amphétamines, l’hélicoptère ne cesse de se cabrer. Déverrouillant ma porte, je saisis le fusil à pompe et je tire sur l’Apache le plus proche. Le rotor principal est touché, mais ce fichu hélicoptère est costaud. Il vire aussitôt, puis les deux Apache se regroupent et se rapprochent encore de mon appareil, tels deux vautours jumeaux en train d’examiner un papillon blessé. Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, je vois l’un des pilotes faire un signe à son mitrailleur. L’homme tend la main vers ce qui me semble être les commandes de tir des missiles. A l’instant précis où j’ouvre en grand la portière, une langue de feu jaillit du flanc de l’Apache. Comparés aux réflexes humains, les miens sont particulièrement prompts, mais je ne suis pas aussi rapide qu’un missile. J’ai à peine le temps de quitter mon siège que la fusée est déjà sur l’appareil.
Mon hélico est littéralement pulvérisé en plein vol.
L’impact de l’explosion a la brutalité d’un poing d’acier. Un fragment de métal en fusion se plante dans mon crâne, et une vague de douleur irradie tout mon organisme. Je tournoie sur moi-même à la façon d’un hélicoptère privé de son rotor anti-couple. Le sang qui coule sur mon visage m’aveugle totalement, mais même si je ne vois pas se rapprocher l’eau glacée, je la sens qui gifle mon corps meurtri. L’éclat de métal dans ma tête se contracte au contact du froid, et mon crâne manque d’exploser sous l’effet du jet de vapeur. Je sens que je m’enfonce en tourbillonnant dans un abîme sans fond. Je n’ai pas complètement perdu conscience. Le lac est d’une profondeur infinie, et mon âme, totalement vide. Et tandis que je m’évanouis, je regrette fugitivement de mourir de cette façon – sans que Krishna m’ait accordé sa grâce. Comme j’aimerais qu’il m’accueille de l’autre côté – ses divins yeux bleus. Que Dieu me pardonne, je l’aime tant.